Proudhon, l’éveilleur …
Il reste de son œuvre quelques enseignements fondamentaux. Tout
d’abord, ce que Pierre Haubtmann appelle son « vitalisme » : une
société, pour être viable, doit être « en acte », en perpétuelle
évolution, avec pour moteur de cette évolution l’effort, l’action, la
création. Ce « vitalisme » exprime la capacité créatrice, la puissance
vitale du « travailleur collectif » qu’est le peuple des producteurs.
Inspiré par une vision de la diversité infinie du monde en mouvement,
Proudhon assure que la réalité sociale, la réalité humaine sont
comprises dans un mouvement dialectique sans fin – et qu’il est bien
qu’il en soit ainsi. « Le monde moral comme le monde physique reposent
sur une pluralité d’éléments irréductibles. C’est de la contradiction de
ces éléments que résulte la vie et le mouvement de l’univers » .
Proudhon propose donc un « empirisme dialectique » . Dans cette
perspective, l’homme trouve, peut trouver, s’il en a la volonté la
possibilité de se façonner et de façonner le monde. Il n’y a pas de
fatalité : « L’auteur de la raison économique c’est l’homme ;
l’architecte du système économique, c’est encore l’homme » . L’agent de
l’action de l’homme sur le monde – le moyen donc de construire un monde
nouveau – c’est le travail. Il est pour Proudhon « le producteur total,
aussi bien des forces collectives que de la mentalité, des idées et des
valeurs » . « L’idée, affirme Proudhon, naît de l’action et doit revenir
à l’action ». Par le travail, l’homme s’approprie la création. Il
devient créateur. Il se fait Prométhée. Métamorphose individuelle, mais
aussi – et peut-être surtout – communautaire : la classe prolétarienne,
sous le régime capitaliste, se fait Prométhée collectif : le travail,
facteur d’aliénation dans le cadre d’un régime d’exploitation du travail
par le capital, peut devenir le moyen – le seul moyen d’une
désaliénation future.
L’émancipation du travail et du
travailleur passe par l’élimination de la dictature que fait régner sur
le système productif le capital spéculatif. D’où, en janvier 1849,
l’essai d’organisation par Proudhon de la « Banque du peuple », qui
devait fournir à un taux d’intérêt très bas les capitaux nécessaires aux
achats de matières premières et d’outillage. L’évolution des événements
fait capoter ce projet. Proudhon le reprend en 1855 et le présente au
prince Napoléon. Il le conçoit comme une entreprise destinée à « ruiner
la toute-puissance de la Banque et des financiers ». Un tel projet
s’insère, chez Proudhon, dans une vision d’ensemble, que Jean Touchard
qualifie « d’humanisme prométhéen ». Lequel implique une nouvelle morale
« le problème essentiel à ses yeux est un problème moral » -, reposant
sur une définition neuve, révolutionnaire, du travail et du travailleur
que l’on retrouvera, plus tard, chez Jünger. Reposant aussi sur le refus
des systèmes consolateurs : « Quand le Hasard et la Nécessité seraient
les seuls dieux que dût reconnaître notre intelligence, assure Proudhon,
il serait beau de témoigner que nous avons conscience de notre nuit, et
par le cri de notre pensée de protester contre le destin » . En faisant
de l’effort collectif, volontaire et libre, la base même de la pratique
révolutionnaire créatrice, Proudhon marque que l’idée de progrès, loin
d’être un absolu, est relative et contingente. Elle dépend d’un choix,
d’un effort, faute desquels elle échouera. Il n’y a pas de sens de
l’histoire, et la révolution sera toujours à recommencer. Car «
l’humanité se perfectionne et se défait elle-même ».
Proudhon
voit donc dans la communauté du peuple, dans la communauté des
producteurs, la force décisive. Une force qui doit s’organiser sur une
base fédéraliste et mutualiste. Ainsi sera tenue en échec, et éliminée,
cette forme de propriété oppressive – la seule qu’il condamne, en fait –
qui repose sur la spéculation, les manipulations, les capitaux et les «
coups » bancaires. Il s’agit en somme de rendre les producteurs maîtres
des fruits de la production, en chassant le parasitisme financier. Il
ne faut accorder aucune confiance, pour ce faire, au suffrage universel :
« Religion pour religion, écrit Proudhon, l’arme populaire est encore
au-dessous de la sainte ampoule mérovingienne ». Il n’y a rien à espérer
de la politique : « Faire de la politique, c’est laver ses mains dans
la crotte ». Il faut que les travailleurs s’organisent, se transforment
en combattants révolutionnaires, ne comptant que sur eux-mêmes. Il y a,
chez Proudhon, une vision guerrière de l’action révolutionnaire. Il
écrit d’ailleurs : « Salut à la guerre ! C’est par elle que l’homme, à
peine sorti de la boue qui lui sert de matrice, se pose dans sa majesté
et sa vaillance ». (La Guerre et la Paix, recherches sur le principe et
la constitution du droit des gens, Paris, 1861).
A un moment ou
les socialismes « scientifiques » d’inspiration marxiste se révèlent
épuisés et battus en brèche par l’histoire, le courant socialiste
français apparaît comme particulièrement neuf et fécond pour renouveler
le débat d’idées en France. Il faut relire Proudhon.
Pierre Vial
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